Comprendre l'art séquentiel pour réussir ses pages de BD/Manga ban mk 1200 675 art sequentiel

L’art séquentiel est un terme imaginé par Will Eisner pour désigner les pratiques artistiques dans lesquelles une succession d’images aboutit à une narration graphique. (Voir la définition complète un peu plus loin dans l’article.)

La BD, le webtoon ou encore le manga sont des exemples concrets d’art séquentiel.

Au fil de mes lectures et en écoutant les conseils d’auteurs plus aguerris, j’ai appris à reconnaitre que comprendre le fonctionnement de l’art séquentiel était la clé fondamentale pour réussir en BD.

Si vous êtes novice dans cette discipline, je vais tenter de vous présenter quelques exemples concrets et des pistes pour vous améliorer en storyboard. Quoiqu’il en soit, je vous recommande fortement la lecture des quelques ouvrages plus complets que vous trouverez en fin d’article.  

Définition de l’art séquentiel

L'art séquentiel par Will Eisner

Dans l’étude de la bande dessinée, le concept d’art séquentiel, élaboré par Will Eisner1, désigne des modes d’expression artistique dans lesquels des images se succèdent selon un ordre réfléchi afin d’élaborer soit une narration graphique2 (c’est-à-dire une histoire racontée de manière visuelle), soit des contenus informatifs2. La bande dessinée est l’exemple le plus connu d’art séquentiel3

Wikipedia

Dans « Les clés de la Bande Dessinée », Will Eisner dit qu’il y a peu de place laissée au hasard dans cette discipline. C’est très vrai. Chaque chose a et doit avoir son importance en BD.

Chez certains, ça vient naturellement, chez d’autres, ça demande un peu plus de réflexion, mais ce qui est sûr c’est qu’il n’y a que la pratique pour devenir un champion de l’art séquentiel.

Dans son livre « L’Art Invisible », Scott McCloud reviens sur cette définition et propose de façon beaucoup plus simple des exemples concrets, des outils et méthodes pour réussir à comprendre l’art séquentiel.

Comment le mettre en pratique ?

Si vous avez déjà dessiné une BD, même deux cases qui se suivent, vous avez déjà fait de l’art séquentiel. Pour moi, il s’agit simplement de l’art de transposer une histoire écrite en storyboard.

Quand on débute ou qu’on tâtonne parce qu’on n’a pas l’habitude de cet exercice, on peut vite se retrouver coincés ou faire des pages fades, sans vie et sans intérêt. Tout comme on s’entraine à dessiner des mains pour progresser en anatomie, on améliore aussi ses techniques d’encrage, ses capacités scénaristiques et sa façon de raconter des histoires en images en pratiquant.

Alors, concrètement, de quoi avons-nous besoin pour travailler ?

Pour raconter notre histoire au format BD/manga, on dispose de 3 outils : les images, les mots et les symboles.

Mettez dans une cocotte 200g d’images, 15cl de mots et une pincée de symboles, laissez mijoter à feu dous quelques mois et vous obtiendrez une BD.

Comme dans toute recette, les quantités, l’ordre des étapes et la façon dont vous allez mélanger les ingrédients va déterminer le succès ou l’échec de l’opération.

Avant d’aller plus loin, il faut d’abord définir clairement ces ingrédients qui sont à notre disposition.

Les images

Les images parlent d’elles mêmes. Elles représentent un sujet : personnage, objet, lieu… L’image nous indique de quoi on parle, quels que soient le style, la technique ou le cadrage.

Les mots

Quand on lit un roman, notre cerveau traduit le texte en image dans notre imaginaire.

En bande dessinée, il n’y a plus de place à l’interprétation grâce aux images et les mots changent alors de rôle en devenant des renforts à la compréhension de l’histoire.

Les mots apportent un complément d’information. Attention à ne pas faire dire à vos personnages ce que vous êtes déjà en train de montrer par l’image.

Extrait de Blake et Mortimer, une BD qui se répète entre texte et image
Blake et Mortimer est une BD ou l’on retrouve souvent une répétition entre texte et image, ce qui la rend indigeste aux yeux de certains lecteurs !

Les symboles

Les symboles sont des vecteurs puissants d’information. Ils font parti de notre quotidien et sont reconnus de façon universelle. Ils permettent de transmettre des informations supplémentaires au sein d’une image.

Découpage et composition

Une fois qu’on a défini les outils à notre disposition pour raconter en images, des milliards de combinaisons s’offrent à nous. Quelles images vais-je montrer ? Dans quel ordre les placer ? Vais-je inclure des symboles pour ajouter des degrés de lecture ? Quel texte est le plus adapté ?

Toutes ces questions trouveront leur réponse dans les choix que vous allez faire.

La place du lecteur dans la composition

Le lecteur joue un rôle primordial dans votre récit. C’est lui qui transforme des images mises côte à côte en une narration fluide dans sa tête.

Prenez en compte le vécu et l’imagination de votre lecteur. C’est pour ça qu’il est utile de savoir à qui on s’adresse quand on choisit de raconter une histoire. On ne la racontera pas de la même manière à un enfant, un ado ou un adulte.

Comme l’a dit Reno Lemaire, auteur de Dreamland, un bon auteur, c’est une éponge. Il doit pouvoir observer ce qui l’entoure, absorber les émotions, les scène, les personnalités pour ensuite les retranscrire au plus proche du vrai et toucher ainsi le plus grand nombre.

Faire les bons choix

Lorsque vous allez vous pencher sur l’écriture de votre storyboard, vous allez vous retrouver confrontés à de nombreux choix. Le secret d’une bonne narration, c’est de faire les bons choix.

Je souhaite représenter telle action. Que vais-je montrer ? Quel moment de l’action est le plus utile à la narration ? Quel cadrage choisir pour intensifier ce moment ? Quel texte est-il pertinent d’ajouter si j’estime qu’il faut du texte ?

Faire de la bande dessinée - art séquentiel - scott mccloud

Dans son livre « Faire de la bande dessinée », Scott McCloud énumère avec brio une liste de 5 choix récurent dans la création de BD pour atteindre un maximum de clarté.

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Faire de la Bande Dessinée – © Scott McCloud

L’extrait ci-dessus expose clairement tous les types de choix que vous pouvez faire et à quoi ils correspondent.

Voici quelques exemples supplémentaires :

  • Choix du moment : Imaginons que vous voulez raconter l’histoire d’un pot de fleur qui tombe de sur un balcon. Qu’allez-vous montrer ? Le moment où le pot vacille juste avant de perdre l’équilibre ? La chute du pot dans les airs ? Le pot éclaté sur le sol ?
    Tout dépend si ce qui est important pour l’histoire se situe au début, au milieu ou à la fin de cette action. La chute du pot a-t-elle un impact sur la suite de l’aventure ? ou est-ce le résultat d’une autre action ?
  • Choix du cadrage : Le choix du cadrage est pour moi le plus intéressant. On choisit l’angle de vue et le plan. On peut représenter la chute du pot de fleur vue de loin, vue de haut (peut-être du point de vue du pigeon qui a fait perdre l’équilibre au pot !) ou encore vue du pot avec le sol qui se rapproche petit à petit…
  • Choix de l’image : Ici, le choix se porte sur ce qu’il est important de montrer. Le pot étant notre sujet principal, il sera forcément représenté mais va-t-il y avoir du décor ? Va-t-on simplifier les traits du pot pour se concentrer sur les lignes de vitesse ? Doit-on montrer le pigeon en plein délit de fuite au loin comme si la chute de ce pauvre pot n’avait pour lui aucun impact ?
  • Choix des mots : Et CRACK ! BLING ! Une onomatopée seule pourrait-elle suffire à nous faire comprendre que le pot a finalement atteint sa destination finale ? « Aie ! Scrogneugneu ! » fait le passant dans la ruelle. « RrouRrou RrouRrou » dit le pigeon d’un air gêné. Inutile par contre de faire dire à la concierge qui a tout vu depuis sa fenêtre : « Raah ! Le pot de fleur est en train de tomber. »
  • Choix du flux : Commencez-vous, vous aussi, à avoir de la peine pour ce petit pot qui ne faisait que prendre le soleil sans rien demander à personne ? En choisissant de montrer les étapes de la chute de telle ou telle manière avec telle ou telle intensité, en rajoutant du suspense par exemple (si le pot roule sur la gouttière avant de terminer sa chute), on peut avoir des doutes sur l’issue de cette histoire. En représentant la chute, puis en faisant un plan large du quartier sans plus voir le pot et enfin, la dernière case avec une onomatopée…

Une même histoire peut être présentée de plusieurs façons différentes. C’est à vous de faire les bons choix pour que l’histoire soit racontée de la façon la plus compréhensible et intéressante pour vos lecteurs.

En faisant les bons choix, on peut réussir à faire voyager le lecteur, le faire s’investir émotionnellement et vivre l’aventure comme s’il était dedans et ce, même avec un pot de fleurs et un pigeon en personnages principaux.

Astuce : Parfois, le trop est l’ennemi du bien. Sachez aller à l’essentiel pour ne pas perdre le lecteur dans une abondance de détails. Ne montrez que ce qui est essentiel à l’intrigue.

Choisir les bonnes transitions

Une fois que vous avez choisi ce que vous allez montrer à vos lecteurs, vous devez à présent choisir comment vous allez le montrer.

Il existe différentes transitions pour faire s’enchainer les cases. Celles-ci sont tout aussi importantes que le sujet lui-même car elles donnent des indications supplémentaires au lecteur pour la compréhension de l’œuvre.

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Faire de la Bande Dessinée – © Scott McCloud

Scott McCloud revient sur les différents types d’enchainement dans son livre « Faire de la Bande Dessinée ». Voici les 6 transitions qu’il évoque pour relier les différents moments que vous avez choisi de montrer et ce à quoi elles correspondent :

  • Moment à moment : Si on revient sur notre exemple de pot de fleur, choisir une transition de moment à moment consisterait à dessiner trois cases avec sur une case, le pot sur le balcon, une case avec le pot en train de tomber, une case avec le pot cassé par terre.
  • Action à action : Le pot chavire, le pot roule sur la gouttière, le pot tombe.
  • Sujet à sujet : Le pigeon heurte le pot, le pot tombe, la concierge sursaute en entendant le pot se casser.
  • Scène à scène : Une toiture avec des pigeons qui roucoulent, un clocher avec la notion que le temps passe, le soir venu un pot cassé par terre.
  • Point de vue à point de vue : Le ciel dégagé, des pigeons qui roucoulent, une plume à coté des morceaux de pot cassés.
  • Solution de continuité : Une vue du Juste Prix sur la télé chez la concierge, une vue d’une voiture qui passe dans la rue adjacente, le pot cassé.

En fonction du type de transition et des moments que vous allez choisir, le lecteur n’aura pas la même vision de l’histoire car vous n’accorderez pas la même importance à la chute du pot.

Si la chute du pot n’a aucun impact sur l’histoire, il ne sera pas utile d’en parler en détail. Si, au contraire, la chute du pot est la goutte d’eau qui fait déborder le vase et pousse la concierge à poser sa démission… le héro qui vit là se retrouvera devant un obstacle qu’il devra alors surmonter. La chute du pot devient alors le point de départ de l’intrigue. Il faudra donc la montrer en détail.

L’importance de la position des cases dans une page

Vous avez réussi à faire les bons choix dans ce que vous allez montrer pour raconter votre histoire. C’est super ! Rajoutons une nouvelle astuce pour rendre votre storyboard encore plus vivant.

La taille des cases et leur emplacement sur une page va avoir un impact majeur sur la perception de ce que vous aurez choisi de raconter dans vos cases.

Junichi Sugamoto conseille, dans Le Dessin de Manga T16, trois points clés pour réussir le découpage d’une planche de manga :

  1. Utiliser un découpage facile à lire/comprendre. Soyez cohérents dans le nombre de cases et leur disposition.
  2. Les cases clé doivent attirer l’attention (placées à des endroits stratégiques). Placez les éléments importants au bon endroit.
  3. Varier les cadrages. Lâchez-vous en termes de perspective, d’angles et de zoom pour accentuer les effets dramatiques.
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© Yuu Watase, Dessiner les mangas

Vous voyez ci-dessus une présentation des emplacement qui ont le plus d’impact en manga et comment tirer profit de ces cases.

Pour en savoir plus sur la composition des planches, je vous renvoie vers l’article de Karine sur le découpage des planches en cases dynamiques.

Les gouttières

S’il y a bien quelque chose à ne pas sous-estimer, c’est l’impact des gouttières dans l’art séquentiel. Il s’agit de l’espace qui sépare les cases. Vous les voyez tout le temps mais les avez-vous déjà bien observées ?

En manga par exemple, aviez-vous remarqué que les gouttières verticales et horizontales n’avaient pas la même taille ? Cela vient du fait qu’on découpe une page en bandes horizontales pour faciliter la lecture. Chaque bande peut ensuite être redécoupée en plusieurs cases. L’espace entre les bandes horizontales est plus grand que l’espace entre les cases de ces bandes.

En manga, on peut voir des cases ou même des personnages entiers prendre toute la hauteur d’une page. Cette façon d’organiser les informations permet de donner plus d’impact au contenu des cases.

En retirant les cadres ou l’espace entre les cases, on oblige le lecteur à rester dans l’histoire. Il n’a plus de temps de pause ou de porte de sortie.

Dans une scène d’affrontement par exemple, on veut que le lecteur se sente au cœur de l’action. Si les personnages se battent, l’action est rapide et super-enchainée. Dans ce cas, on peut avoir recours à l’absence de gouttière.

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© Kaori Yoshikawa, Le manuel du mangaka débutant

Astuce : Retirer les gouttières permet de faire croire à une quasi-instantanéité entre les cases.

Le temps dans les cases

Le temps s’écoule d’une case à l’autre mais peut aussi être représenté à l’intérieur d’une case unique. C’est en prenant connaissance du contenu des cases (décors, sujet, texte) que le lecteur voyage dans le temps.

Composition : planche de l’Atelier des Sorciers, Kamome Shirahama
©Kamome Shirahama, L’Atelier des Sorciers
(Lecture de droite à gauche)

De la même manière, la mangaka Kamome Shirahama a décidé de faire la composition de cette planche en combinant plusieurs cases, comprenant le même décor, pour décrire le déroulement d’une action dans le temps.

À retrouver sur l’article sur la composition par Karine.

Les ellipses

Une ellipse est un outil que l’auteur a à sa disposition pour rythmer et dynamiser un récit. Il s’agit d’une omission qui oblige le lecteur à s’investir dans l’histoire en imaginant le fragment de récit manquant.

Les gouttières sont là encore d’une aide précieuse. Elles servent à séparer les cases et ainsi les moments d’une action.

On pourrait illustrer une ellipse en dessinant dans une case le pot de fleur qui vacille, puis dans la case suivante le pot cassé par terre. On comprend sans effort que le pot est tombé, sans jamais l’avoir « vu » tomber.

Les ellipses seront compréhensibles grâce au contexte.

Accélérer ou ralentir le rythme

Si vous analysez en détail vos pages de BD et de manga en particulier, vous observerez comme moi qu’il y a un nombre moyen de cases par page. Ce nombre dépend des auteurs et des styles (shojo, shonen, seinen).

Je me suis amusée à compter les cases par page de certains mangas et voici mes observations. En rythme de croisière pour un manga, je dirais qu’il y a en moyenne 5 cases par page. Plus l’action s’intensifie et s’accélère, plus le nombre de cases augmente. À l’inverse, plus le nombre de cases diminue, plus on ralentit le rythme et on peut même arriver jusqu’à un temps de pause (une double page ou un inter-chapitre par exemple).

Conclusion

L’art séquentiel est une discipline à ne pas négliger lorsqu’on veut se lancer dans la création d’une BD. Dans cet article, j’ai essayé de simplifier au maximum les informations pour vous donner une idée de ce qu’il est possible de faire pour gagner en clarté dans ses œuvres.

Je ne peux que vous encourager à compléter vos lectures avec l’article sur le découpage des planches en cases dynamiques par Karine et la sélection d’ouvrages que vous voyez ci-après qui sont pour moi très enrichissants.

Pour aller plus loin

Pour vous aider dans votre démarche, voici quelques ouvrages dans lesquels vous retrouverez plus d’informations autour de l’art séquentiel.

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