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Celles et ceux d’entre vous qui connaissent un peu l’Histoire du manga savent que le manga moderne, dont on attribue la paternité à Osamu TEZUKA, se veut être l’adaptation papier d’un film. Oui, rien que ça !

Partant de cette définition du manga, il me paraît évident que l’on ne peut parler de composition de pages de manga sans parler de cadrages cinématographiques.

Si vous n’avez pas encore lu les articles sur la composition des pages, je vous invite à les consulter également, bien que leur lecture ne soit pas nécessaire à la compréhension de cet article.

Les cadrages cinématographiques, qu’est-ce que c’est ?

Découpons tout d’abord ce terme en les deux mots qui le composent.

Premièrement, les cadrages. Le cadrage, mot contenant le terme « cadre », est la délimitation de l’image. Tout simplement, un cadre contenant une image.

Deuxièmement, cinématographiques. Clairement, cela fait référence au cinéma. Il s’agit donc de cadrages utilisés dans les films.

Mais, me direz-vous, quelle est la différence entre une image dans un cadre et un cadrage cinématographique ? Sur le papier, aucune différence. Une image est une représentation, réaliste ou non, véhiculant un message, et l’on a pour coutume de l’encadrer, de lui donner une limite appelée « cadre ». L’image projetée sur l’écran d’un cinéma correspond donc à cette définition, ses limites étant les bords de l’écran.

Cependant, vous vous doutez bien que si les termes « image » et « cadrage cinématographique » existent, c’est qu’il y a une différence.

En effet, toute la différence va se jouer dans l’utilisation qui sera faite de ces images. Concentrons nous ici sur les cadrages cinématographiques.

Quel est le rôle des cadrages cinématographiques ?

Nous l’avons vu dans les articles parlant de composition de l’image, une image est faite pour transmettre un message. Bien entendu, le cadrage cinématographique (et donc la case de manga) ne fait pas exception.

Cependant, le message entre un tableau comme Le Radeau de la Méduse, de Théodore Géricault, et une case de manga est sensiblement différent.

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Le radeau de la Méduse, Théodore Géricault

À la différence d’un tableau qui peut se suffire à lui-même, une case de manga ne transmet qu’une partie d’une information visant à faire avancer un récit.

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Les mondes de Ran, Aki IRIE

Ce n’est pas un art facile que le cadrage. Il faut penser à ce que l’on veut que l’image transmette, mais aussi au lien que cette image-ci doit faire avec la précédente et la suivante. En ce sens, les cases de manga ne peuvent généralement pas se suffire à elles-mêmes.

Aux deux notions que sont le message et le lien, s’ajoute l’emphase sur l’émotion qui vient compléter le travail du choix du bon cadrage.

Ne l’oublions pas, en manga, il faut transmettre de l’émotion ! C’est elle qui rend le récit vivant, qui le rythme.

Pour voir les choses plus concrètement, comparons le théâtre et le cinéma.

Au théâtre, vous avez une vision d’ensemble de la scène : vous voyez tous les protagonistes et l’entièreté du décors. Et vous pouvez d’ailleurs choisir de regarder ici ou là à votre guise, sans que cela ne change votre compréhension du récit.

L’avantage de cette particularité, c’est l’omniscience que cela procure. Le spectateur voit tout, entend tout, contrairement aux personnages évoluant sur la scène. Mais cela place aussi le spectateur à l’extérieur des événements ; l’émotion est plutôt difficile à susciter ainsi et place le spectateur dans un état contemplatif.

I »s, Masakazu Katsura

Pour citer un autre exemple, c’est ce qu’il se passe également dans la BD franco-belge (même si cela a tendance à évoluer ces dernières années). Par exemple pour Tintin, ce qui est palpitant, ce n’est pas ce que le personnage ressent mais ce qu’il vit (comment l’enquête va-t-elle se résoudre ?!). Le lecteur ne lit pas l’histoire pour le personnage de Tintin lui-même, mais pour les aventures qu’il vit. Le lecteur contemple.

Au cinéma en revanche, cette omniscience vous est interdite par le réalisateur car en effet, vous regardez l’histoire à travers ses yeux à lui. Comment s’y prend-t-il ? Tout simplement en alternant les cadrages sur la scène qui se joue. Un coup vous aurez la vision d’ensemble telle que celle du théâtre, un coup vous verrez le visage d’un ou plusieurs acteurs uniquement.

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Les mondes de Ran, Aki IRIE

Cela a pour effet de permettre au spectateur d’accéder aux émotions du personnage, en particulier celles qu’il cache. Au lieu d’être contemplatives, les scènes deviennent introspectives. Le lecteur ne lit plus seulement l’histoire pour ce qu’elle raconte, mais aussi (et surtout ?!) pour suivre le personnage principal, sinon un personnage secondaire récurrent.

Et bien, c’est de cela dont il est question ici !

Vous allez choisir les cadrages des actions de votre histoire en fonction du niveau d’introspection que vous voulez donner à votre lecteur. Et ce dans un seul et unique but : faire comprendre au lecteur les émotions ressenties par le protagoniste afin de développer un sentiment d’empathie, essentiel pour s’assurer que le lecteur aille jusqu’à la fin de l’histoire.

Les différents types de cadrages

On l’a vu, les cadrages, ce sont ce que contiennent les cases. Vous verrez que certains cadrages sont plus utilisés que d’autres en manga, mais ce n’est pas une règle générale.

Plan d’ensemble

Comme son nom l’indique, le plan d’ensemble vous montre… l’ensemble… de la scène, ou en tout cas du lieu dans laquelle la scène va se dérouler. Il n’est pas nécessaire que le plan d’ensemble soit aussi grandiose et pète-dans-ta-face que le travail qu’a fait Tony Valente sur sa ville de Bôme, mais ça marquait bien le coup je trouve !

Extrait de "Radiant" de Tony Valente, Éditions Ankama
« Radiant » de Tony Valente, Éditions Ankama

Plan de demi-ensemble

Le plan de demi-ensemble va vous montrer les personnages qui évoluent dans le décors, mais le décors ne sera pas aussi général que dans un plan d’ensemble. Dans l’exemple ci-contre, le village complet n’est pas montré mais seulement une rue dans laquelle les protagonistes se déplacent.

Extrait d'une scénette sans titre, Maylis
Extrait d’une scénette sans titre, Maylis

Plan moyen

Ou plan pied. Il s’agit de cadrer le personnage de la tête aux pieds dans la case. Cela nous montre le personnage tel qu’il est entièrement, éventuellement la posture qu’il adopte, et un peu du décors dans lequel il se trouve.

Dans l’exemple ci-contre, il s’agit de la case surlignée.

Extrait de "Dr. Stone" de Boichi, Éditions Glénat
Extrait de « Dr Stone », Boichi, Éditions Glénat
Plan italien (Odán©, Maylis)
Plan italien (Odán©, Maylis)
Cadrages planamericain
Plan amércain (Odán©, Maylis)
Les différents cadrages possibles sur un personnage (Odán©, Maylis)
Les différents cadrages possibles sur un personnage
(Odán©, Maylis)

Hormis le plan italien qui n’est plus trop utilisé de nos jours, voici les différents cadrages que l’on retrouve en manga (et au cinéma)

Très gros plan (Odán©, Maylis)
Très gros plan (Odán©, Maylis)
Gros plan (Odán©, Maylis)
Gros plan (Odán©, Maylis)
Plan rapproché (Odán©, Maylis)
Plan rapproché (Odán©, Maylis)
Cadrages plantaille
Plan taille (Odán©, Maylis)

Choix du cadrage et angles de vue

Toute la subtilité de votre travail va être de trouver le bon équilibre entre les différents cadrages et leur angle de vue.

Choix du cadrage

De façon générale, retenez ceci :

Plus les plans sont éloignés, plus ils sont descriptifs.

Plus les plans sont rapprochés, plus ils sont introspectifs.

Cela veut dire que dès lors que vous avez une émotion à transmettre, ce qui est le but d’un manga, vous utiliserez un des plans rapprochés (disons, à partir du plan buste, jusqu’au très gros plan).

En effet, ce type de cadrages occulte tout l’environnement du personnage pour ne laisser paraître que son état émotionnel. L’air de dire « aucune excuse pour que vous ratiez ce sourire, cette larme, ce rictus, etc. » !

Enfin, sachez que plus la caméra est proche du sujet (ou plus le cadrage est serré), plus l’émotion transmise est forte.

Extrait de Dragon Ball de Akira TORIYAMA, Éditions Shueisha (Éditions Glénat pour la version française)
Extrait de Dragon Ball de Akira TORIYAMA, Éditions Shueisha (Éditions Glénat pour la version française)
Extrait de Dragon Ball de Akira TORIYAMA, Éditions Shueisha (Éditions Glénat pour la version française)
Extrait de Dragon Ball de Akira TORIYAMA, Éditions Shueisha (Éditions Glénat pour la version française)

Dans les deux extraits ci-dessus, nous pouvons voir le rôle que jouent les différents cadrages dans l’intensité de l’émotion qui émane de Végéta. À gauche, avec le plan pied, Toriyama-sensei nous montre la badassitude du personnage, et on a une idée de sa motivation grâce à l’expression sur son visage. Cependant, dans l’exemple à droite, avec le cadrage gros plan, la motivation ressentie par Végéta est clairement plus intense ! Il est beaucoup plus prêt à tout défoncer que dans la page de gauche !

Une autre fonction aux cadrages rapprochés est de montrer que quelqu’un ou qu’un objet est passé rapidement devant la caméra. Généralement pour cela, les cases sont plutôt petites et étroites.

D’ailleurs, un écueil à éviter ici est de dessiner en gros plan l’émotion forte du protagoniste, le tout dans une petite case. La petite case aura pour effet de minimiser l’importance de son contenu, si bien que l’émotion forte que vous aurez représentée alors passera probablement inaperçu auprès de votre lecteur…

Angles de vue

En plus des plans rapprochés ou éloignés, vient s’ajouter l’angle de vue.

L’angle de vue, c’est la « hauteur » à laquelle se trouve notre caméra fictive. Cela joue aussi sur le sentiment que vous pouvez transmettre à votre lecteur.

La majorité des cases sont montrés « à hauteur d’yeux » ; c’est-à-dire comme si c’est vous qui regardiez directement la scène en étant debout (mais rassurez-vous, vous pouvez continuer de profiter de vos manga bien lovés dans votre canapé 😉 !). Je vais donc faire un focus sur deux cas à utiliser avec parcimonie : la plongée et la contre-plongée.

La plongée

C’est une vue de dessus, depuis au-dessus. C’est aussi une activité aquatique, mais ça ne concerne pas notre sujet. #jesuisdrôle

La plongée est généralement utilisée pour transmettre un sentiment d’écrasement : le personnage, par exemple, est étouffé par ses responsabilités et il vient d’en voir une s’ajouter à celles qu’il a déjà.

Dans l’exemple ci-contre, le personnage semble clairement bouleversé. Ce sentiment est accentué par le fait que la caméra est située légèrement au-dessus de lui (et nous le montre donc par le haut), ajoutant ainsi à son sentiment d’anxiété.

Extrait de "Death Note", par Tsugumi OBA & Takeshi OBATA, Éditions Kana
Extrait de « Death Note », par Tsugumi OBA & Takeshi OBATA, Éditions Kana

La contre-plongée

Comme vous l’aurez compris, la contre-plongée est le contraire de la plongée.

C’est une vue de dessous, depuis en-dessous.

Elle est souvent utilisée pour représenter la grandeur ou la supériorité du sujet mis en scène. Cette fois, la caméra est située en dessous du sujet, permettant ainsi de le grandir, ou du moins de donner cette impression de grand.

Dans l’exemple ci-contre, le personnage ressent une supériorité certaine vis-à-vis de ce qu’il regarde. Quoi de mieux que de nous mettre à cette place (c’est nous qu’il est en train de regarder) pour bien nous faire comprendre son sentiment de supériorité ?

Extrait de "Death Note", par Tsugumi OBA & Takeshi OBATA, Éditions Kana
Extrait de « Death Note », par Tsugumi OBA & Takeshi OBATA, Éditions Kana

Placement des personnages dans le champ et règle des 180°

Outre le choix judicieux du cadrage et de l’angle de vue, vient aussi la réflexion sur le « mouvement de la caméra ».

Pour le dire différent, il vous faut également réfléchir à comment positionner votre caméra fictive et comment la déplacer afin qu’elle ne crée pas d’incohérence.

En cinéma, et même en manga, on parle de champ/contre-champ.

Le champ, c’est ce que vous montre la caméra, c’est donc le cadrage.

Le contre-champ, c’est donc l’opposé de ce que vous a d’abord montré la caméra, c’est-à-dire « l’autre côté ».

CHAMP

Extrait de "Poison City" de Tetsuya TSUTSUI, Éditions Ki-Oon
Ici, le champ.
Extrait de « Poison City » de Tetsuya TSUTSUI, Éditions Ki-Oon
Ici, le CHAMP

CONTRE-CHAMP

Extrait de "Poison City" de Tetsuya TSUTSUI, Éditions Ki-Oon
Ici, le CONTRE-CHAMP
Extrait de « Poison City » de Tetsuya TSUTSUI, Éditions Ki-Oon
Ici, le CONTRE-CHAMP

NB : Ces deux cases ne se suivent pas directement dans le manga, mais font partie de la même scène.

La difficulté avec le champ/contre-champ réside dans la ligne des 180°. Il s’agit d’une ligne imaginaire passant par les deux protagonistes (ou plus de deux). La caméra va se situer d’un côté ou de l’autre de cette ligne mais ne doit jamais la franchir.

Schéma expliquant ce que la caméra NE doit PAS faire, c'est-à-dire franchir la ligne des 180°.
Schéma expliquant ce que la caméra NE doit PAS faire, c’est-à-dire franchir la ligne des 180°.

Dans l’exemple ci-dessus, si la camera « contre-champ » (rose) franchit la ligne, l’image qui en résulte est orientée de la même façon que le champ. Sur l’image, le personnage jaune reste à gauche, et le violet à droite. Cependant, dans le champ le personnage violet est face à nous, le jaune de dos.

Cela a pour effet de donner l’impression que les personnages se sont déplacés (comme si la camera elle, était fixe). Cette impression vient perturber la compréhension du placement des personnages dans l’espace ; le lecteur se perd dans sa lecture (mais pas dans le bon sens du terme…).

Cadrage ligne180 schemaOK
Schéma expliquant ce que DOIT faire la caméra avec la ligne des 180°.

Au contraire, dans l’exemple ci-dessus, cette fois, la caméra reste du même côté de la ligne, mais effectue tout de même son déplacement pour donner le champ/contre-champ. Ainsi, dans le champ, le personnage jaune est à gauche, le violet à droite. Et dans le contre-champ, le personnage jaune est à droite, le violet à gauche.

Le placement des personnages ainsi montré reste plus naturel. La lecture n’est pas perturbée et le déroulement de la scène reste clair et compréhensible.

Comment mettre ces notions en application ?

Je n’ai pas de recette miracle, car chaque œuvre et chaque auteur sont différents. Le choix d’un cadrage plutôt qu’un autre dépend entièrement de l’intention que vous mettez à la fois dans les actes de votre personnage et à la fois dans ce que vous, auteur, vous voulez transmettre à vos lecteurs.

Pour parfaire votre sens du cadrage, plusieurs solutions s’offrent à vous (et selon moi, le mieux est de mixer ces solutions) :

Dessiner des images les plus diversifiées possible en appliquant la théorie de la composition de l’image (voir liens en début d’article)

Mettre en scène des personnages dans des planches de manga (vous n’êtes pas obligé.e.s d’écrire une histoire entière, cela peut-être seulement quelques pages, comme par exemple cette scènette que j’ai dessinée, mettant en scène Odán)

Regarder et analyser le plus de films possibles : l’idée n’est évidemment pas de procrastiner devant sa série ou son film préféré, mais d’observer à la fois l’intention donnée par le réalisateur dans une scène spécifique (qu’a voulu montrer le réalisateur dans cette scène?), les émotions concernées (que ressentent les protagonistes?), et quels cadrages ont été utilisés pour mettre en avant ces deux points.

Conclusion

Encore une fois, le travail du mangaka est hyper complet et complexe !

Il écrit des histoires, c’est un auteur. Il les transcrit pour un medium basé sur l’image, c’est un scénariste. Il les adapte ensuite en images, c’est un storyboarder. À cela s’ajoute également les travaux de recherches graphiques, faisant de lui un character designer et un concept artist. Sans compter le travail de dessin des pages, le transformant à la fois en dessinateur et en illustrateur. Et maintenant, nous ajoutons le métier de réalisateur !

Tous ces métiers en un rendent la tâche ardue, certes, mais passionnante toute à la fois !

Alors, il ne vous reste plus qu’à faire, et faire encore, et faire encore et encore ! On ne le dira jamais assez ici, les premiers jets sont toujours à améliorer et l’art ne peut se perfectionner qu’avec la pratique !

Merci une nouvelle fois de m’avoir lue ! J’espère que cet article vous aura apporté de nouvelles connaissances !

Pour aller plus loin, je vous recommande la lecture des « techniques narratives du cinéma: Les 100 plus grands procédés que tout réalisateur doit connaître » chez Eyrolles.

Les techniques narratives du cinéma
Les 100 plus grands procédés que tout réalisateur doit connaître.

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